Où l’on apprend la relation tragique entre Esaü et son frère Jacob, telle qu’elle se joue de nos jours
Le prophète Ovadia apparaît pour la première fois dans le Livre 1Rois 18. Lorsque la reine Jézabel fit assassiner des prophètes, Ovadia en cacha 100 dans des grottes au péril de sa vie, il fut récompensé par le don de prophétie. Ovadia était aussi un converti issu de la nation d’Edom. En somme, c’est un descendant du frère de Jacob, Ésaü.
Le Talmud (Sanhedrin 39b) dit qu’Ovadia est comme une hache dont la cognée est sculptée dans un de ses arbres. Comme quoi, la forêt va se trouver être abattue par un élément venant de l’intérieur.
La prophétie sur la nation d’Edom décrite ici par Ovadia peut se référer à la nation biblique d’Edom du temps du Ier Temple de Jérusalem, ainsi qu’à l’empire de Rome (Edom serait le nom d’origine des Iduméens) associé à la période du 2nd Temple (qui a été détruit par les Romains en l’an 70). Plus tard, cette prophétie fut associée au monde chrétien en général. (Si Edom signifie cela, alors le contenu de ce livre contiendrait des prophéties marquant un événement pour notre avenir, sans doute la guerre de Gog et Magog, en marque ainsi la fin des temps.)
L’Eternel a envoyé un message à la nation d’Edom. Les nations iront en guerre contre elle; ils la considèrent comme insignifiante.
Une réalité trop douloureuse pour être affrontée laisse deux choix principaux, être submergé par l’accumulation des tristesses ou apprendre à se distancier des événements. Idéalement, les personnes trouvent la voie du milieu, où la tragédie pénètre leur conscience, mais peut être pris avec suffisamment de sérénité et ainsi leur permettre de continuer de fonctionner. Les médecins comme les oncologues connaissent bien ce défi, car ils peuvent avoir de l’empathie pour chaque patient , même considéré comme « perdu », et doivent aussi éviter d’être indifférents et froids ou, à l’inverse, prendre sur eux les souffrances auxquelles leur noble occupation les confronte.
La haftarah de cette semaine m’amène à me demander si le peuple juif a perdu de vue cette route médiane dans notre attitude envers ceux qui refusent de partager notre vision du monde (en l’occurrence 99,8 % de la planète). Certes, nous nous sommes toujours considérés comme « choisis pour porter le message du règne de l’Eternel dans le monde », notre échec, si pas de convaincre, mais au moins de communiquer au reste du monde de nos devoirs. D’ailleurs, ceux qui ont accepté le message du monothéisme, issu de la Thora (les religions révélées tels le Christianisme politique et l’Islam politique) ont tendance à se l’approprier que pour eux-mêmes, tandis que d’autres «civilisations» nous ignorent simplement. Face à cela, notre haftarah nous montre qu’aucune réaction n’est appropriée.
Les lecteurs occasionnels des haftarot pourraient classer le texte d’Ovada dans le camp triomphaliste de la prophétie, où le prophète nous dit comment nous allons triompher de nos ennemis dans les temps futurs, sans doute soulevant ainsi les esprits d’un public apparemment sanguinaire. Ce point de vue ignore deux faits importants, d’abord que la prophétie s’adresse à la nation d’Edom/Esaü, et, deuxièmement, cette tradition a vu Ovadia comme étant un converti au judaïsme, issu du peuple d’Edom.
Edom a laissé rentrer le mal de son cœur et s’est égaré en s’exprimant contre Israël. Ils «habitent dans les fissures des rochers, dans des logements élevés, sur les hauteurs» en disant « qui pourrait me faire descendre à terre ». Pour certains commentateurs c’est une allusion directe de la part de la nation d’Edom s’appuyant sur les mérites des ancêtres communs, oui les patriarches Abraham et Isaac, mais cela ne sera pas suffisant pour les sauver.
Edom est pleinement repue d’elle-même en proclamant avec arrogance «Qui pourrait me ramener sur terre?» Ovadia ajoute que même s’ils mettent leur «nid» entre les étoiles, l’Eternel les ramènera de là. Si les cambrioleurs venaient la nuit, ils ne voleraient que jusqu’à ce qu’ils en aient assez. Ce ne sera pas le cas avec Edom, qui sera choisi par ses propres ennemis, ce sont ses alliés le trahiront.
C’est ici que se dévoile pleinement la métaphore qui nous relie au texte de la paracha de cette semaine dans le rapport conflictuel et jaloux d’Esaü face à son frère jumeau Jacob. La question ici est double : qu’est-ce qu’Edom (en tant que nation) a fait pour mériter cette punition ? Les Edomites opprimaient leur frère Jacob (Israël), soit activement dans la destruction du royaume d’Israël et la ruine du Second Temple, emmenant en Exil les Judéens (ce sont les Romains avec Titus), soit tacitement dans la destruction du Premier Temple (les Edomites neutres face aux armées de Babylone)).
Concernant la prise du Premier Temple, les Edomites se tenaient loin, n’offrant aucune aide contre les Babyloniens. En fait, ils se réjouissaient de la chute d’Israël et pillèrent ses richesses.
Le jour de l’Eternel sur toutes les nations est arrivé !, nous dit Ovadia, Il est à portée de main. Les conséquences : tout comme les Edomites se sont comporté, d’autres agiront de la même manière. La rémunération pour leurs actions sera placée sur leurs têtes.
Sur le mont Sion, il y aura un refuge et il sera saint. (“Il“ pourrait se référer soit à la montagne (har en hébreu est masculin) ou au groupe de personnes là-bas.)
Israël héritera de ce qu’ils ont hérité avant, plus ils hériteront les terres des nations d‘Edom, de Moav et des Philistins. La maison de Jacob sera le feu, la maison de Joseph sera la flamme et la maison d’Ésaü (Edom) sera comme de la paille; elles la consumeront.
Pourquoi Joseph est-il pointé du doigt ? Le Talmud de Baba Batra 123b enseigne que seuls les descendants de Joseph seront en mesure de vaincre les descendants d’Ésaü. Si une autre tribu d’Israël avait demandé à Edom : «Pourquoi as-tu persécuté ton frère (Jacob)?» il pourrait répondre: «Vous avez persécuté VOTRE frère (Joseph)!» Par contre les 2 tribus issus de Joseph (en l’occurence Ephraim et Manassé), ont répondu au nom de leur père: «Moi, Joseph, j‘ai pardonné à mes frères de m’avoir fait du mal, lorsqu’ils voulurent me tuer par jalousie, pourquoi alors, ne pardonnez–vous pas aux vôtres ? » Quelle leçon de vie inégalée.
« Il n’y aura pas de survivant d’Edom, car l’Eternel a parlé ». Les enfants de Jacob hériteront de la montagne d’Ésaü, du territoire des Philistins, de la campagne de Samarie et d’autres terres. Les masses de Juifs exilés jusqu’en France (Tsorfat) et en Espagne (Sefarad) (premièrement mentionné dans nos textes bibliques, hériteront des villes du sud d’Israël. Les Libérateurs – se référant peut-être au Messie) et à d’autres grands dirigeants de l’histoire juive – graviront le mont Sion pour se faire les justiciers et juger Edom. À ce moment-là, le monde entier reconnaîtra la royauté de l’Eternel.
La question surgit : pourquoi des prophéties d’Ovadia aux autres nations: Exercices en Futilité? Toute la question des prophéties à d’autres nations est une question qui, à ce que j’ai pu voir, n’a pas été suffisamment abordée dans la littérature rabbinique. Une fois que nous notons que beaucoup sinon la plupart des prophètes ont enregistré des mots prononcés aux nations non-juives, la prochaine étape est de réaliser que les prophètes ont apparemment attaché assez de valeur aux réactions de ces nations pour donner de leur temps et placer leurs efforts à s’y adresser. Il semblerait logique que ces prophètes espéraient que seraient également entendues les prophéties et ainsi permettre d’améliorer leurs comportements. Sinon, pourquoi leur parler – pourquoi ne pas simplement parler aux Juifs à leur sujet? C’est d’autant plus vrai quand on voit les Sages du Talmud dire qu’Obadiah était un converti édomite. Bien qu’il y ait un certain débat dans la pensée juive sur combien les circonstances personnelles d’un prophète ont un impact sur sa prophétie, le fait que l’Eternel choisisse un converti pour transmettre un message à son peuple d’origine est frappant et indique qu’il s’agissait d’une prophétie adressée aux citoyens d’Edom, et non pas à Israël.
La lecture de la haftarah, avec cela à l’esprit commence à éplucher les couches de tristesse qui le sous-tendent. La sélection dévoile au peuple d’Edom leurs souffrances futures, comment elles deviendront les nations les plus basses, perdront leur pouvoir, leur langue, leur continuité de la royauté. À bien des égards, Edom perdra son statut de nation. Ce qui s’est produit avec l’empire de Rome.
On ne nous dit pas tout de suite pourquoi Edom/Ésaü est condamné à ce sort, mais sa réaction nous donne un indice. Au lieu d’affronter ses problèmes, le prophète envisage Esaü comme se mettant en spectacle, en essayant de se dépeindre comme plus fort qu’il ne l’est. Ensuite, on nous dit qu’Ésaü a choisi de soutenir les nations dans le processus de destruction du peuple d’Israël. Au lieu de ressentir l’amour fraternel, Ésaü a célébré notre destruction, un acte qui rejaillit sur lui.
Premièrement, ce sont précisément les nations qu’il a soutenues qui se retourneront contre lui. Deuxièmement, Ovadia informe Edom/Ésaü qu’il perdra son leadership, de sorte qu’il n’y aura plus personne qui, avec la sagesse, pourra lui montrer la sortie de tous ses problèmes.
Au XXIe siècle, nous n’avons pas vu la nation d’Ésaü depuis de nombreuses années, de sorte que cela peut sembler lointain, mais le message d’Ovadia s’applique à bien des égards aux non-Juifs de notre temps. Les prophètes d’Israël supposent comme une simple vérité de l’histoire que les Juifs ont un rôle particulier dans le monde, celui d’annoncer le règne de Dieu. Le refus d’Ésaü d’accepter l’exceptionnalisme de Jacob, son insistance qu’il était aussi grand ou aussi spécial, sa célébration de chaque fois que les Juifs ont souffert, conduit directement à sa destruction éventuelle, un résultat que personne ne veut. Ésaü perd la nation, le leadership et la sagesse à cause de son déni de l’importance de Jacob; ses pertes conduisent à leur tour à la destruction complète. La seule façon possible qu’il aurait pu corriger tout cela, en convenant que Jacob et ses descendants méritaient leur position dans le monde, a été fermée par son refus de le considérer comme une possibilité.
Alors, ce qui est vieux est nouveau ! Nous sommes confrontés à des situations similaires aujourd’hui. Notre sentiment d’humanité partagée avec ceux qui nous entourent ne doit pas nous aveugler à l’inquiétude de la façon dont l’avenir se jouera pour ceux qui refusent constamment d’admettre des vérités fondamentales sur le monde. Si l’Eternel dirige l’histoire, et que les Juifs ont un rôle spécial à jouer dans cette histoire, ceux qui la nient se préparent pour le genre de fin prédit par Ovadia pour Ésaü ici.
C’est ce dilemme qui conduit Ovadia à inclure le verset de clôture, le plus célèbre dans la haftarah et celui qui a été inclus de nombreuses fois dans la liturgie traditionnelle. « Et les rédempteurs monteront le mont Sion pour juger le mont Ésaü, et la vraie Royauté appartiendra à l’Eternel.» Ceux qui s’alignent contre le peuple juif deviennent un obstacle à la réalisation de ce que nous devrions tous espérer, à savoir, un monde dans lequel le règne de l’Eternel est reconnu par tous. Ce faisant, ils font de leur punition une partie nécessaire de la réalisation de cet objectif final.
Tout cela, permettez-moi de le souligner, était et est évitable, si seulement les nations impliquées – en l’occurrence Esaü – changeraient d’attitude. N’acceptant que notre rôle et notre lieu particuliers, notre relation à la terre d’Israël et nos devoirs envers le monde, tous ceux qui suivent actuellement ce chemin pourraient au contraire devenir des contributeurs positifs à l’avenir souhaité de Dieu.
Nous pouvons le faire de la manière facile ou à la dure; beaucoup lisent les prophètes comme si l’Eternel et les Juifs souhaiteraient le faire à la dure, mais ils ont tort. Ovadia, je crois, a donné cette prédiction espérant que ses paroles stimuleraient le changement. Il savait, comme nous le faisons, qu’il avait les chances contre lui; il savait que ses prédictions désastreuses seraient très probablement forcées de se réaliser, que lui et nous devrons souffrir d’un avenir dans lequel ceux qui auraient pu être des partenaires seront plutôt éliminés car devenus des adversaires. Mais je soupçonne que le prophète espérait le contraire, comme nous le devrions aussi le souhaiter et mettre des choses en place.
En résumé, c’est bien la métaphore des retours familiaux quasi impossibles, cette fois à travers les plaintes d’Ovadia concernent la dominante économique, idéologique et autres intérêts qui provoquent la négligence nationale d’Ésaü/Edom/Rome/et les Nations quant à tisser ce lien positif de fraternité, les amenant encore et toujours de se réjouir de notre chute. Ainsi, l’on comprendra mieux les plaies que sont l’antisémitisme et l’antisionisme, amalgamés à la xénophobie et au racisme.
Plus largement, la haftarah utilise la typologie d’Ésaü comme exemple de la sanction qui attend ceux qui rejettent le peuple juif et ses choix. Par cet exemple de jalousie fraternelle, Esaü, frère de Jacob, reste être un exemple particulièrement bon, puisqu’il aurait dû accepter cette fraternité comme la vérité familiale. Les nations hélas, pour le prophète, se comportent comme Esaü, à elles d’apprendre à se rectifier.
rabbi Michel Liebermann