En sortant de ce confinement, et en observant les institutions de nos communautés j’ai observé que l’acte de «Gemilout ‘Hassadim (actes de générosité) n’est pas une action sociale. J’affirme ainsi que de nombreux comités d’action sociale de la communauté, centres culturels, associatifs et synagogues ne se préoccupent pas de leur objectif déclaré, mais bien de projets relevant de la charité, tels que la distribution de nourriture au sein des hôpitaux et autres structures, ou d’actes d’encouragement pour les équipes de soignants, tout cela étant matérialisés de façons multiples. Et c’est très beau, et c’est très bien !!!. Bien que ces activités soient louables, la Torah montre à plusieurs reprises que l’action sociale exige plus encore : il faut tenter des changements «profondément controversés, profondément politiques, voire historiques», à la fois dans la communauté juive et dans la société en général, ce qui rendrait idéalement inutiles de tels palliatifs. .
L’impulsion à l’action sociale est enracinée dans nos obligations les plus sacrées. Mais réaliser cette impulsion peut être intimidant. L’origine de la réticence à «prendre les armes contre la pauvreté et l’injustice» serait un argument décisif pour certains.
L’action sociale comporte des risques, comme le souligne à maintes reprises notre Paracha. Pourtant, le Texte montre comment un groupe dévoué et mutuellement responsable peut faire face à ces risques en les confrontant consciemment.
La stratégie de la victoire face à une peur commence lorsque l’on est capable de la nommer. Là où nous pourrions être susceptibles de tenir une discussion communautaire, nos ancêtres utilisaient souvent le rituel pour articuler à la fois les problèmes et les solutions. Dans Beha’alote’ha, les hommes adultes de la tribu de Lévi se voient officiellement attribuer des fonctions rituelles que le peuple dans son ensemble avait perdues en adorant le veau d’or. L’initiation des Lévites exige qu’ils soient traités comme des animaux sacrificiels: on y voit les représentants des tribus d’Israël imposer les mains sur la tête de chaque Lévite, transférant ainsi symboliquement la responsabilité. Ensuite, chaque Lévi, au lieu d’être offert sur l’autel, est soulevé devant celui-ci.
En devenant des sacrifices, les Lévites expriment graphiquement leur conscience qu’il est dangereux de donner sa vie pour une cause sacrée. Cela reste vrai aujourd’hui: les travailleurs auprès des institutions comme des Droits de l’Homme et des réfugiés, les enquêteurs au sein de gouvernements corrompus, les organisateurs de partis politiques d’opposition dans de nombreux pays et les organisateurs de causes souvent impopulaires imposées dans certaines « démocraties » occupent des emplois mal payés, vivent dans des zones dangereuses, risquent la prison, voire la vie.
Cependant, l’initiation des Lévites est plus qu’une collection de sacrifices individuels; il symbolise l’engagement de toute la tribu face à un objectif commun. De plus, cette tribu a déjà fait face à la peur et a démontré sa volonté de se tenir debout et de se battre ensemble. Parce qu’ils savent qu’ils peuvent compter les uns sur les autres, les gens peuvent compter sur eux pour une action efficace et cohérente.
Beha’alote’ha illustre également que le dévouement pour l’action sociale peut entraîner des pertes plus intimes, telles que l’éloignement des membres de sa famille et de la société. Se présenter en politique, que ce soit en tant que professionnel ou en tant que bénévole, invite également à un examen public de sa vie privée. C’est un canal facile pour le ressentiment de ceux qui n’apprécient pas l’inconfort du changement pour le meilleur, ou qui doutent de l’autorité de ceux qui entreprennent le leadership.
Moïse, responsable de la réalisation du plan divin en vue de la restructuration de la société, est le meilleur exemple de la Torah de celui qui rencontre ces pertes. Il abandonne essentiellement sa vie personnelle après avoir rencontré l’Eternel au moment de l’Appel depuis le Buisson ardent, puisqu’ il retourne en Égypte, abandonnant ainsi sa famille sur les terres de Madian, pour dire au Pharaon « let my people go » !. Nulle part dans la Torah, Moïse n’est montré avec sa femme ou ses enfants. Seulement avec son frère, Aaron ( le porte-parole), sa sœur Myriam et son beau-père, Jethro.
De plus, devenu intime avec l’Éternel, Moïse trouve son cadre de référence déplacé vers la génération du futur, bien au-delà de celui des Enfants d’Israël qui ressentent vivement (durant tout leur séjour dans le désert) le souci de la provenance de leur prochain repas. Moïse agit, organise, prie pour la collectivité, mais ne partage plus ni ne comprend les peurs et encore moins les frustrations des enfants d’Israel.
Enfin, dans la Parasha Beha’alote’ha, Moïse trouve que ses relations les plus proches deviennent des problèmes publics et perd, bien que temporairement, la confiance de son frère et de sa sœur.
Son beau-père Jethro repart pour Madian après avoir passé deux ans au camp des Hébreux. Selon un Midrash, Moïse est à la fois socialement seul et professionnellement sans soutien. Jethro, l’organisateur, avait été l’interprète de Moïse, le leader expérimenté, qui comprenait les gens ordinaires alors que Moïse n’était plus à leur écoute.
Pour que le travail de Moïse soit à nouveau possible, l’Eternel nommera et inspirera 70 assistants, dirigeants du peuple qui pourront interpréter et appliquer les lois . Selon un autre Midrash, tous ces dirigeants avaient été des surveillants en Égypte et avaient volontairement bafoué le non-respect des quotas pharaoniques lors de l ‘esclavage des Hébreux, plutôt que d’exiger l’impossible à leurs subordonnés ( que ce soit pour la confection des briques etc). Comme dans le cas des Lévites, c’est un groupe fiable permet de réaliser des idéaux sociaux partagés.
Cependant, une douleur personnelle est inévitable et impossible à partager. Selon un Midrash rabbinique édifiant, les épouses des 70 assistants de Moïse se sont habillées de façon « luxueuse » pour célébrer le nouvel honneur de leur mari, mais la propre épouse de Moïse, Tzipporah, ne changea point de vêtements. Quand Myriam lui demanda la raison, elle répondit que changer de vêtement ne changerait rien, car Moïse ne s’approchait plus d’elle depuis des années, tellement il s’était engagé dans sa mission..
Myriam invita alors avec tact son frère Aaron à une « conférence de famille » devant la tente de Moïse, où celui-ci pouvait entendre, disant que si les 70 assistants pouvaient rester sexuellement actifs, Moïse, lui, n’avait aucune excuse pour négliger Tzipporah. Aaron était d’accord avec sa soeur. Moïse, entendant cela, savait qu’il n’était pas maître de son temps; il devait rester un leader vigilant, de jour comme de nuit. Mais il resta silencieux. La raison que donne la Torah en est son humilité, servant également à protéger sa vie privée.
Dans ce cas, aucun rituel n’existe pour nommer ou résoudre le problème !!!! Alors, c’est l’Eternel qui réagit de manière excessive au nom et en place de Moïse, frappant Myriam de tzara’at (lèpre), ce qui força son exil temporaire hors du campement.
Peut-être que cette intervention excessive fut un moyen désespéré afin de réunir les enfants d’Israël. Ce fut le cas ! Cela a fonctionné : Aaron, Moïse et le peuple se joignirent immédiatement, concentrant leurs nombreuses craintes distinctes sur la colère divine contre Myriam. Aaron fit appel à Moïse, Moïse pria pour la guérison de Myriam, (c’est d’ailleurs la prière la plus courte dans toute la Bible) et le peuple refusa de déplacer le camp jusqu’à ce que Myriam puisse les rejoindre. C’est le début d’une solidarité renouvelée entre la famille menacée ( de Moïse – Tzipporah, à travers Myriam et Aaron) et le peuple.
Cet épisode dans Beha’alote’ha ne fait aucun effort pour minimiser la peur et les risques inévitables de l’action sociale. En outre, cela nous rappelle que la source de nos obligations n’agit pas toujours de la manière que nous jugeons raisonnable. Pourtant, il illustre également le triomphe continu de la solidarité mutuelle. Lorsque le groupe, consciemment et uni, nomme et affronte ses peurs, ses membres peuvent assumer leurs responsabilités. Conformément à la connaissance approfondie de la Torah en psychologie humaine, la confrontation partagée de la peur fonctionne même lorsque la menace est identifiée de manière inexacte.
C’est notre Texte qui met l’accent sur le sacrifice, et il nous rappelle, lorsque nous formons des comités et des organisations d’action sociale, à quel point la responsabilité est sérieuse. Il a été laissé aux générations futures d’articuler la grandeur proportionnelle de la récompense. Un autre élément essentiel de la croyance juive est que la vie de nos ancêtres préfigure la nôtre: si la génération inexpérimentée du désert a su surmonter les peurs qui auraient pu les dissuader, nous aussi, pouvons réussir. Reconnaissant ces histoires comme les nôtres, nous pouvons clairement comprendre les risques auxquels nous sommes confrontés et mettre en place les moyens d’aller au-delà de la peur pour une meilleure réalisation de l’impératif sacré de la justice sociale.
Rabbi Michel Liebermann