Limoud thora : cette nouvelle rubrique prend en compte chaque semaine un aspect spécifique de la paracha lue dans notre semaine
Rabbi Michel Liebermann
n°4 Ki Tissa (Exode 30: 11-34: 35) Deux types d’éveil
Il s’agit aujourd’hui de cadrer les événements épiques d’un des points de la paracha de cette semaine ; ce sont sont deux objets – les deux structures ds Tables de la Loi (chnéy lou’hot habrit), le premier donné avant, et le second donné après la faute du Veau d’Or.
Du premier, nous lisons: «Les Tables étaient l’œuvre de l’Eternel; l’écriture était l’écriture divine, gravée sur les Tables.» C’était peut-être l’objet le plus saint de l’histoire: du début à la fin de l’œuvre divine. Pourtant, en quelques heures, ces premières Tables gisèrent éparpillées, brisées par Moïse quand il vit le veau d’or et les enfants d’Israël danser autour.
Les deuxièmes Tables, apportées par Moïse le 10 Tichri, furent le résultat de la négociation de Moïse en faveur du sauvetage du peuple, afin que l’Eternel pardonne au peuple ses fautes. C’est l’événement socio-historique qui se cache derrière Yom Kippour (10 Tichri), le jour marqué à perpétuité comme un temps de faveur, de pardon et de réconciliation entre l’Eternel et le peuple juif pour tous les temps.
Les deuxièmes Tables étaient différentes sur un point. Elles n’étaient pas entièrement l’œuvre de l’Eternel: «Découpes deux Tables de pierre comme les premières, et je vais y écrire les mots qui étaient sur les premières Tables que tu as brisées. »
D’où le paradoxe: les premières Tables, faites par l’Eternel, ne sont pas restées intactes. Les deuxièmes Tables, l’œuvre conjointe de l’Eternel et de Moïse, oui. Assurément, le contraire aurait dû être vrai: plus la sainteté est grande, plus l’éternité serait grande. Pourquoi l’objet le plus saint a-t-il été brisé alors que le moins saint est resté entier? Ce n’est pas, comme cela peut sembler, une question spécifique aux tables. C’est, en fait, un exemple puissant d’un principe fondamental de la spiritualité juive.
Les mystiques juifs faisaient la distinction entre deux types de rencontre entre le Divin et l’humain. Ils les appellent itaruta de-l’eylah et itaruta deletata, respectivement “un réveil d’en haut” et “un réveil d’en bas”.
Le premier, taruta de-l’eylah, est initié par l’Eternel, le second, itaruta deletata, est mis en place, provoqué par l’humanité.
Un «réveil d’en haut» est spectaculaire, surnaturel, un événement qui éclate à travers les chaînes de causalité qui, à d’autres moments, lient le monde naturel. Un “réveil par le bas” n’a pas une telle grandeur. C’est un geste qui est humain, trop humain.
Pourtant, il y a une autre différence entre eux, dans la direction opposée. Un «réveil d’en haut» peut changer la nature, mais il ne change pas, en soi, la nature humaine. Dans le descriptif, y compris la théophanie au Mont Sinaï,, aucun effort humain n’a été dépensé. Tous les témoins, qui se tenaient au pied du Sinaï, qui ont vu et entendu cette Révélation du divin (la hitgalout), en somme sont passifs face à cette action divine. Le grand cabaliste rabbi Louria fait observer, que tant que cette action dure, elle est écrasante; mais seulement tant que ça dure. Par la suite, les enfants d’Israël reviennent à ce qu’ils étaient.
Un «réveil par le bas», en revanche, laisse une marque permanente. Parce que, quand les êtres humains prennent l’initiative, quelque chose en eux change. Leurs horizons de possibilités se sont élargis. Ils savent maintenant qu’ils sont capables de grandes choses, et parce qu’ils l’ont fait une fois, ils sont conscients qu’ils peuvent le faire à nouveau. Un «éveil d’en haut» transforme temporairement le monde extérieur; un «éveil par le bas» transforme en permanence notre monde intérieur.
Le premier change l’univers; le second nous change.
Deux exemples.
1er exemple Avant et après la division de la mer Rouge, les Israélites étaient confrontés à des ennemis: avant, c’étaient les Égyptiens ainsi que leurs chars et leurs armées, après ce furent les armées d’Amalek. La différence est totale.
Avant la traversée de la mer Rouge, les Israélites avaient reçu l’ordre de ne rien faire: «Restez immobile et vous verrez la délivrance que Dieu vous apportera aujourd’hui … Dieu combattra pour vous; il suffit de rester immobile.» (14: 13-14).
Face aux Amalécites, cependant, les Israélites eux-mêmes devaient se battre: «Moïse dit à Josué: ‘Choisis des hommes et sors et combat les Amalécites’ (17: 9).
Le premier était un “réveil d’en haut”, le second un “réveil d’en bas”.
La différence était palpable. Dans les trois jours suivant la division de la Mer des Joncs, le plus grand de tous les miracles, les Israélites ont recommencé à se plaindre (pas d’eau, pas de nourriture…..).
Mais après la guerre contre les Amalécites, les Israélites ne se sont plus jamais plaints face à un conflit (il y a pourtant la seule exception – lorsque les espions sont revenus et que le peuple s’est découragé – c’est lorsqu’ils se sont appuyés sur des témoignages par ouï-dire, pas sur la perspective immédiate d’une bataille elle-même).
Nous pouvons tirer les conséquences suivantes: les batailles livrées pour nous-mêmes ne nous changent pas; les batailles que nous menons, oui, elles nous transforment.
Le deuxième exemple: la Révélation divine au mont Sinaï (célébré lors de la fête de Chavouot) et le Michkan, le tabernacle. La Torah parle de ces deux révélations de la «gloire de l’Eternel» en termes presque identiques: «La gloire divine s’est installée sur le mont Sinaï. Pendant six jours, le nuage a couvert la montagne, et le septième jour, l’Eternel a appelé Moïse de l’intérieur du nuage. Ensuite, la nuée a couvert la tente de réunion, et la gloire divine a rempli le Tabernacle. »
La différence entre ces deux est que la sainteté du mont Sinaï était momentanée, tandis que celle du Tabernacle était permanente (du moins, jusqu’à la construction du Temple, des siècles plus tard).
La révélation au Sinaï était un “réveil d’en haut”. Elle a été initiée par l’Eternel. Si écrasante fut-elle que le peuple a dit à Moïse: “Que Dieu ne nous parle plus, car s’il le fait,un mot de plus, nous mourrons” (20:16). En revanche, le Tabernacle impliquait du travail humain. Les enfants d’Israël l’ont fait; ils ont préparé l’espace structuré afin que la présence divine la « remplisse » finalement.
Quarante jours après la révélation au Sinaï, les enfants d’Israël ont confectionné un veau d’or. Mais après avoir construit le Sanctuaire, ils n’ont plus fait d’idoles – du moins jusqu’à ce qu’ils entrent dans le paysde Canaan avec Josué. C’est la différence entre les choses qui sont faites pour nous et les choses « confectionnés » par nous-mêmes. Les premiers nous changent un instant, les seconds peuvent transformer toute une vie.
Il y avait une autre différence entre les premières tables et les secondes : selon un Midrach, lorsque Moïse reçut les premières Tables, de la Loi, il n’a reçu que la Torah chebikhtav, la “Torah écrite”. Au moment des deuxièmes tables, on lui a donné la Torah chebeal pèh, la Torah orale. Aussi, comme le montre un commentaire “Rabbi Yochanan a dit: L’Eternel a fait une alliance avec Israël uniquement à travers la Loi Orale, comme il est dit: “Car par la bouche de ces paroles j’ai fait une alliance avec vous et avec Israël” (Ex. 34:27).
La différence entre la Torah écrite et la Torah orale est profonde.
Le premier est la parole divine, sans aucune contribution humaine.
Le second est un partenariat – la parole divine telle quelle est interprétée par l’esprit de l’homme. Voici deux des nombreux passages remarquables à cet effet: «Rabbi Yehoudah a dit au nom de Chmuel: 3000 lois traditionnelles ont été oubliées depuis la mort de Moïse. Ils ont dit à Josué: “Demandes” (à travers Roua’h Hakodesh, l’esprit saint). Josué a répondu: “Ce n’est pas dans le ciel.” Ils ont dit au prophète Samuel: “Demandes.” Il a répondu: “Ce sont les commandements – impliquant qu’aucun prophète n’a le droit d’introduire quelque chose de nouveau.” (Talmud Temourah 16a)
De là, nous saisissons mieux Maimonide quand il écrit : “Si 1000 prophètes de la stature d’Élie et d’Élisée devaient donner une interprétation d’un verset, et 1001 sages devaient offrir une interprétation différente, nous suivons la majorité : la loi est conforme aux 1001 sages et non en accord avec les 1000 prophètes.” (Commentaire du Michneh Torah, Introduction) »
Toute tentative de réduire la Torah orale à l’écrit – en s’appuyant sur la prophétie ou la communication divine – confond sa nature essentielle avec le partenariat collaboratif entre l’Eternel et l’homme, où la Révélation rencontre l’Interprétation. Ainsi, la différence entre les deux reflète précisément celle entre les premières et deuxièmes tables de la Lois. Les premiers d’origine Divines, les seconds sont et resteront à jamainst le résultat d’une collaboration, ô combien créative et permanante entre le Divin et l’humain. Cela nous aide à comprendre une glorieuse ambiguïté. La Torah dit qu’au Sinaï, les enfants d’Israël ont entendu une « grande voix », et le verset ajoute : velo yasaf” (Deutéronome. 5:18).
Deux interprétations contradictoires sont données de cette phrase. L’un le lit comme “une grande voix qui n’a jamais été entendue”, l’autre comme “une grande voix qui n’a pas cessé” – c’est-à-dire une voix qui a toujours été entendue et qui est appelée à être entendue chaque jour. Les deux sont vrais.
La première se réfère à la Torah écrite, donnée une fois et que nous lisons, étudions et répétons. La seconde s’applique à la Torah orale, dont l’étude n’a jamais cessé, et dont les commentaires et les avis sons sans cesse renouvelés : c’est la partie dynamique du dialogue incessant entre les juifs et l’Eternel. Cela nous aide également à comprendre pourquoi ce n’est qu’après les deuxièmes tables, et non la première, que “Quand Moïse descendit du mont Sinaï avec les deux Tables de Témoignage (lou’hot haédout) dans ses mains, il ne savait pas que son visage était radieux du fait qu’il avait parlé avec le Divin“(34:29).
En recevant les premières tables, Moïse était passif. Par conséquent, rien en lui n’a changé. Pour le second, il était actif. Il avait une part dans la fabrication. Il a sculpté la pierre sur laquelle les mots devaient être gravés. C’est pourquoi il est devenu une personne différente. Son visage brillait.
Dans le judaïsme, le naturel est plus grand que le surnaturel dans le sens où un «éveil par le bas» est plus puissant pour nous transformer, et plus durable dans ses effets, qu’un «éveil par le haut». C’est pourquoi les deuxièmes Tables de la Loi ont survécu intacts, et sont récités et associés dans notre vie quotidienne, tandis que les premières pas. Certes, l‘intervention divine change la nature, mais c’est l’initiative humaine – notre approche de l’Eternel – qui nous change et peut nous transformer en personnes formidables, enthousiastes, aimants la vie, avec tout ce qu’elle comporte. Nous avons les outils et la confiance…. Au boulot.