Regards sur la paracha Behar – Behoukotay Lévitique XXV – XXVI
par Rabbi Michel Liebermann
Notre Sidra combinée, Behar – Behoukotay, fait partie de ces Textes que l’on réunit souvent pour rétablir l’équilibre du calendrier après avoir eu « un mois supplémentaire ». Cette double paracha est la conclusion du troisième livre de la Torah, est entièrement consacrée à l’avertissement solennel adressé au peuple en vue de l’inciter à l’observance des lois et du respect de l’Alliance.
Il semble à première vue que ces bénédictions et malédictions énoncés sur les 2 montagnes dans le désert par le Divin auprès de nos ancêtres, que notre génération ne saurait lire sans un frisson d’angoisse pour en avoir éprouvé dans sa chair la terrible actualité, particulièrement au cours du XXe siècle, ne soient qu’une leçon de morale destinée à encourager le peuple par la promesse du bonheur réservé aux fidèles.
Rappelons que les châtiments infligés à ceux qui rejettent le joug et transgressent la Loi, ne seraient que l’énoncé de la sanction prévue par le code. Il suffit cependant de s’imprégner de la résonance générale de ces chapitres pour s’apercevoir qu’il ne s’agit pas simplement de l’annonce d’une récompense ou d’une réprimande, mais d’un véritable contrat divin qui engage la destinée collective et exceptionnelle du peuple juif.
Une constante de l’histoire juive nous enseigne effectivement que l’on ne saurait saisir les causes qui président aux avatars de notre peuple en dehors du lien qui unit ce peuple à Dieu. Témoins de l’Eternel sur terre, selon la parole d’Isaïe, le peuple juif se trouve indissolublement lié à l’Eternel et à sa Loi, c’est la caractéristique de l’Alliance, la berit.
En observant la Loi et les commandements spécifiques de la Torah, le Juif témoigne aussi bien à l’échelle individuelle que collective, de sa situation particulière et de sa mission sacerdotale. Mais s’il refuse le « fardeau » s’il préfère fuir la redoutable responsabilité du témoignage de l’absolu, si, à la joie de l’effort et de la conquête, il préfère les plaisirs éphémères. Alors, la Bible, dans les chapitres de cette sidra, nous avertit qu’il trouvera l’Eternel sur son chemin. Non plus le Dieu du dialogue et de la participation, mais le face à face du Dieu de l’Exil, où à travers l’horrible réalité, il nous rappelle que nous sommes à Lui et que nous ne pouvons échapper à notre mission. Illustration extrême de la condition humaine, la condition juive nous place d’une façon permanente « devant l’Eternel », sans que jamais, nulle part, nous puissions trouver refuge en dehors de Lui. Eternelle présence en dehors de laquelle le juif ne saurait concevoir son humanité.
La mission d’Israël est de rappeler à l’humanité ses exactions, ses injustices, son égoïsme, sa haine envers l’étranger, sa xénophobie, son indifférence envers ceux qui sont dans la souffrance, sa cupidité et son manque d’amour.
La nature de cette mission entraîne des conséquences pour le Juif. Celui-ci est perçu comme le gêneur, le moralisateur, le révolté. Cette perception génère la haine et le rôle de bouc émissaire. Il n’est pas possible de nier l’interdépendance de l’attitude morale d’Israël et de son destin politique. Est-il possible de fonder l’un en négligeant l’autre ?
Notre Sidra répond à ces questions de l’actualité sans aucune équivoque. Il n’est pas possible non plus d’ignorer la nature métaphysique de l’histoire juive. Celle-ci n’est pas événementielle mais providentielle. Elle est en marge de l’Histoire des Nations (qualifiées dans le Texte par les familles de la Terre). Une histoire guidée par la Providence, n’est rien d’autre qu’une résultante du rôle de témoin. Les Juifs doivent l’assumer quelles que soient les conséquences.
Le second volet pose une question à l »intérieur : LA LUTTE FINALE Sommes-nous actuellement dans la phase finale de la lutte du peuple d’Israël pour sa liberté, l‘édification de son Etat et son indépendance, ou bien serions-nous encore potentiellement menacés par un nouvel Exil ? Doit-on craindre que les menaces tragiques et horribles, comme l’Exil, la Soufrance, I’Expulsion, la Shoa la famine, la maladie, le meurtre, le pillage et le viol, toutes longuement relatées dans notre Texte de cette semaine ne se répètent à nouveau pour le peuple juif, et notamment pour l’Etat d’Israël ?
Ces doutes et ces appréhensions qui minent l’esprit d’un certain nombre d’entre nous dans les périodes troublées que nous vivons, semblent certes trouver un écho dans les paroles de réconfort de nos Sages : “Ainsi,savons-nous que, selon la tradition, Jérusalem ne sera pas reconstruite avant le rassemblement de tous les exilés, et c’est pourquoi, si quelqu’un prétend que les exilés ont déjà été rassemblés alors que Jérusalem n’a pas encore été reconstruite, il ne faut pas le croire“.
Pourquoi cette défiance ? “Car il est écrit: ‘Il reconstruit Jérusalem et rassemble les exilés d’Israël’ Les enfants d’Israël dirent au Saint-béni-soit-Il ‘Maître du monde, Jérusalem n’a-t-elle pas déjà été reconstruite et détruite à nouveau ?’ Et l ‘Eternel leur répond:’C’est à cause de vos fautes qu’elle a été détruite et que vous avez été exilés. Mais à l’avenir, Je la reconstruirai et Je ne la détruirai plus jamais comme il est écrit: Dieu a reconstruit Sion, il est apparu dans Sa gloire’ ..” (Midrach Tanhouma 11)
Le rassemblement des dispersés est donc un signe indubitable de la résurrection du peuple juif qui permettra finalement la complète reconstruction de Jérusalem – y compris celle du Temple- et cette fois, pour l’éternité. Il est vrai qu’après l’exil 70 ans en Bavel , le peuple juif est remonté en Israël, plein d’espoir. Or il s’est avéré après quelques siècles, qu’il fut à nouveau exilé ! Cependant, depuis 3 dorot (générations) c’est bien au processus en cours de la Délivrance finale que nous assistons : nos rabbis l’expriment brièvement dans un autre texte de commentaire sur le fameux verset du prophète Zacharie (XIII): “Et c’est à la 3ieme qu’ils y resteront..En d’autres termes: le peuple d’Israël ne s’installera définitivement sur sa terre qu’à la troisième délivrance, après celles de la Sortie d’Egypte et du retour à l’époque d’Ezra (Midrach Tanhouma, Chofetim, 9).Ainsi, nos Sages dénombrent-ils 3 délivrances et donc 2 Exils, et pas un de plus !
UN PEU D’HISTOIRE : DES HAUTS FAITS ET GESTES
Citons à ce propos un épisode fort intéressant datant de l’époque du Rav Itzhak Herzog, grand rabbin de l’Etat d’Israël renaissant. Son fils, Yaakov Herzog, qui était à la fois un sage émérite et un brillant politicien, avait relaté le périple entrepris par son père en 1941 pour tenter de faire pression sur de très hautes personnalités du monde occidental afin qu’elles puissent contribuer à sauver les communautés juives placées alors sous le joug nazi. Rav Herzog a rencontré le pape et le président Franklin Roosevelt. Ces deux rencontres furent stériles, et il ne parvint guère à secouer l’indifférence des Occidentaux face à la Shoa. Tout au plus à Washington, le président Roosevelt lui déclara:“Monsieur le grand rabbin, restez donc aux Etats-Unis ! Ne retournez pas en Israël car la Terre sainte sera, sous peu, elle aussi conquise par les Allemands !” A cela le Rav Herzog répondit: “Nos prophètes ont mentionné 2 destructions, et non pas une 3e »(extrait de Am levadad yishkon, p 16).
A cette époque, le général Rommel se trouvait aux portes d’Eretz Israël, et il ne faisait plus aucun doute que dès leur entrée dans le Yishouv, les Allemands massacreraient sans pitié l’ensemble de la population juive d’Israël. Un projet qui risquait cependant de leur être ravi puisque le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin el-Husseini – I’aïeul de l’actuel membre de l’OLP, Fayçal el-Husseini – avait déjà appelé tous ses fidèles de l’Islam à massacrer eux-mêmes les Juifs le jour où les Allemands entreraient dans la ville sainte de Jérusalem. D’ailleurs, les brigades de la Hagana (armée de défense d’Israël) avaient mis au point un plan de résistance et de fortifications sur le mont Carmel, près de Haïfa. Cependant, I’armée de Rommel fut, comme on le sait, stoppée dans les sables égypto-libyens, aux portes de la Terre d’Israël.
Sur ce registre, mentionnons encore un épisode fort révélateur cité par un officier américain dans l’un de ses écrits (Un pipeline pour une bataille): « Alors qu’ils combattaient face aux Allemands à El Alamein, les Anglais furent soudain surpris de constater que la résistance des troupes nazies faiblissait. Il s’avérait en effet que les soldats allemands assoiffés en raison de la chaleur torride du désert, avaient percé des canalisations qui servaient aux Anglais, pour boire l’eau qui y circulait. Il s’est en fait avéré que l’eau de ces canalisations n’était pas potable ! » Or,d’après les mots mêmes de cet officier américain, il s’agissait là d’un ‘pur miracle’… Et même s’il est bien évident que ce n’est pas grâce à cet épisode que la Terre d’Israël fut épargnée de l’occupation nazie, il s’agit là d’une anecdote symptomatique.Sur un plan plus général, il est clair que les événements que nous vivons actuellement sont partie intégrante de la lutte finale du peuple d’Israël pour sa délivrance.
Nos rabbis le disent explicitement dans de nombreux textes “Alors que les délivrances passées furent suivies d’asservissement, la délivrance future ne sera pas suivie d’un quelconque asservissement” (Mehilta Bechala’h I).
Dans l’introduction à son commentaire sur le Livre de Devarim, Rabenou Behya Ben Asher écrit que « tout ce qui concerne la présence d’Israël sur sa terre, dans les paroles des prophètes, ne se rapporte pas à la période du Premier ou du Second Temple, mais en priorité a l’époque de la “dernière Délivrance” après laquelle ne surviendra plus aucun Exil. Alors, Israël apparaîtra dans sa plénitude suprême. » Evidemment, cela ne signifie nullement que nous pouvons nous permettre de faire des erreurs et de sombrer dans un déterminisme naïf, ou dans la vision fallacieuse de la théologie fataliste: c’est bel et bien le Maître de l’univers qui dirige les phénomènes de l’histoire des hommes,mais ces derniers apparaissent avant tout grâce à nos efforts !
Certes, c’est l’Eternel qui, comme nous le disons dans le 2nd paragraphe du Chema Israël, fait pousser l’herbe de nos champs, mais cela ne nous dispense en rien de nous adonner avec dévotion aux techniques agricoles! De même, c’est bien le Créateur qui infléchit toute l’Histoire universelle dans le sens de la délivrance finale du peuple d’lsraël et de l’humanité. Mais cela doit se faire à travers nos propres initiatives. Et plus nous serons dévoués et conscients de cette tâche, plus apparaîtront ces événements heureux et plus nous éviterons des problèmes et des souffrances dans ce difficile chemin. Nous le savons déjà : la route de la rédemption n’est pas un jardin bordé de roses !
Nous devons en effet affronter de nombreux problèmes, des crises difficiles, et assumer de durs combats. Il n’empêche que nous traversons là un processus irréversible: il peut y avoir des hauts et des bas, des reculs,des ralentissements et d’autres péripéties, mais certainement pas de nouvel exil du genre de celui qui est décrit dans notre section chabbatique ! Nous devons aujourd’hui nous préparer psychologiquement aux inévitables douleurs que doit endurer un peuple libre sur sa terre, mais c’est là “un autre opéra” !
L’on raconte que le rav Kook avait invité un Juif de diaspora à s’établir en Eretz Israël en lui faisant notamment prendre conscience des graves crises qui secouaient alors le judaïsme de diaspora. Or son interlocuteur lui répondit: “Mais n’existe-t-il donc pas de crise en Eretz Israël’ ?
– “Assurément, lui répondit le rav Kook, mais en diaspora, ce sont les crises de l’agonie, alors qu’en Israël, ce sont plutôt les crises de l’enfantement !”
C’est pourquoi nous ne devons surtout pas être désespérés face à certains problèmes ou difficultés qui se dressent sur la route de la Délivrance, comme il est écrit dans le Cantique des Cantiques: “Mon bien-aimé ressemble à un cerf “. Et nos Sages de dire : “De même que ce cerf apparaît et disparaît dans sa course de l’aube, de même le sauveur d’lsraël apparaît et disparaît à nouveau!” (Midrach Rabba, Cantique des Cantiques chap.II). Chaque fois que nous faisons face à un échec, une chute, un écueil, ou un moment d’obscurité, c’est un peu comme si notre cerf bondissant était brièvement caché. Mais il nous faut alors être persuadés qu’il apparaîtra à nouveau: plus nous serons emplis de foi, plus nous ressortirons forts et grandis après chaque crise ! Ne sommes-nous pas persuadés qu’en fait, la lumière naît, plus jaillissante encore, de l’obscurité ? Et que l’Eternel ne couvre pas de ténèbres certains moments de l’histoire du peuple d’Israël, si ce n’est pour susciter ensuite une Délivrance plus éclatante encore !
Rabbi Michel Liebermann