Genèse 41,1 – 44,17
Vendu en esclavage à l’âge de 17 ans, Joseph atteint le poste de vice-roi d’Égypte à l’âge de 30 ans. Cela aurait été un exploit remarquable de la part d’un indigène; pour un étranger, c’est tout simplement stupéfiant. Seul Pharaon se tenait entre lui et le pouvoir absolu. Joseph, en décryptant les rêves du pharaon, avait déchiffré la prémonition de la catastrophe de Pharaon et avait appelé à une action décisive à l’échelle nationale. Et Pharaon récompensa Joseph en le nommant à un haut poste pour appliquer ses propres conseils. Il lui a également conféré tous les attributs du pouvoir, y compris un mariage arrangé avec Osnath la fille d’un prêtre égyptien. Au cours des sept années de générosité qui ont suivi, dit le Midrache, Joseph a rassemblé et stocké tellement de céréales que ses fonctionnaires ne pouvaient plus en quantifier la quantité. Le récit de la paracha ajoute un côté révélateur à ce stade à partir duquel nos rabbis y voient une valeur juive fondamentale. “Avant que les années de famine n’arrivent, Joseph était devenu le père de deux fils (Efrayim et Menachè)» (Genèse 41:50). Rech Lakich, l’un des chefs rabbiniques dominants de la communauté en Israël au troisième siècle, voit le moment de la naissance des enfants de Joseph comme «un exemple exemplaire de parentalité planifiée». Joseph, qui savait ce qui allait arriver, a choisi d’avoir ses enfants avant que la famine ne s’installe. Implicitement dans sa décision, observe Rech Lakich, il y avait le noble principe qu’en temps de détresse communautaire, il fallait s’abstenir de tout plaisir sexuel. En tant que second personnage le plus puissant d’Égypte, Joseph n’avait pas à souffrir directement de la famine. Pourtant, il s’identifia à l’affliction des Égyptiens, (et peut-être également à ce qu’il pouvait savoir être le sort de sa famille à Canaan), et s’abstint de se complaire. On pourrait déduire qu’un sentiment d’humanité partagée a poussé Joseph à réduire son niveau de joie personnelle. Dans ce cadre la Torah rapporte que ses enfants sont nés avant la famine. Le Talmud a élargi la sensibilité éthique de Rech Lakich. Il insiste sur le fait qu’un juif ne doit jamais se séparer des épreuves de son peuple. «Quand le peuple d’Israël est plongé dans la douleur et que l’on choisit d’abandonner, les deux anges qui accompagnent toujours une personne lui imposent les mains et déclarent que« celui qui déserte la communauté ne sera jamais témoin de son moment de consolation ». Le Talmud poursuit: “Lorsqu’une communauté est affligée, une personne ne devrait jamais dire que j’irai chez moi pour manger, boire et me réjouir … Mais plutôt, il devrait se joindre à la souffrance de la communauté.” Pour dramatiser ce point, le Talmud apporte l’exemple de Moïse. Peu de temps après la sortie d’Égypte, Israël s’est retrouvé confronté dans la bataille avec Amalek, qui allait bientôt devenir son principal ennemi. Tant que Moïse a pu garder ses bras en l’air, Israël avait le dessus. Mais quand la lassitude l’obligea à les abaisser, le vent de la bataille tournait rapidement en faveur d’Amalek. Alors Aaron et ‘Hour, les frères de Moïse, l’ont fait asseoir sur une pierre et chacun a soutenu les bras fatigués de Moïse. Le Talmud demande: “Moïse ne possédait-il pas un matelas ou un coussin pour s’asseoir?” Bien sûr qu’il l’a fait, mais Moïse s’est dit “qu’étant donné qu’Israël est dans la bataille, je dois les soutenir je les rejoindrai ainsi dans leurs efforts de guerre (c’est-à-dire symboliquement) (B.T. Taanit 11a)“. Bref, dans le judaïsme il n’y a aucune place pour les adeptes du farniente. L’appartenance à la communauté d’Israël impose des responsabilités. Lorsque l’on construit le bien-être collectif dans une société, l’individu est censé rester fidèle et solidaire. L’oppression est un destin qui appelle à l’auto-transcendance et non à la fuite. La survie et le salut individuels ne sont pas les valeurs les plus élevées du judaïsme: son sens profond de la communauté et du peuple modère notre préoccupation primordiale envers soi-même. La haute priorité accordée à la générosité (‘hessed) et au rachat des captifs (pidyon chevouyim) (un destin bien trop connu au Moyen-Âge) témoigne d’une éthique communautaire élevé.
Dans cet esprit, certaines communautés juives dans notre génération ont ajouté un nouveau ha-Rahaman à la fin de notre birkat hamazone, (les actions de Grâce après les repas), qui nous rappelle notre obligation permanente envers les Juifs encore privés de liberté et de sécurité: «Que le Miséricordieux bénisse nos frères qui sont livré à la souffrance et les fasse sortir des ténèbres vers la lumière.”
Je ne pourrais pas dire non plus qu’aucune période de notre longue histoire n’a vu les Juifs faire encore plus pour leurs frères dans le besoin que ceux qui ont exercé un leadership en Europe ou dans le monde depuis la Shoah (les juifs en l’ex U.R.S.S. – les juifs de Syrie et d’Irak….). Hanoucca est propice à la réflexion sur les valeurs communautaires, car la persécution religieuse que commémore la fête a donné lieu à leur expression la plus extrême: le martyre pour la sanctification du Nom de l’Eternel (en hébreu Kidouch HaChem). Le second livre des Maccabées contient le premier exemple de Judéens mourant pour leur émouna – le vieil Eléazar refusant de manger du porc et de se prosterner devant une idole et Hanna avec ses sept fils, qui ont tous refusé l’ordre de violer les lois du judaïsme et n’ont pas accepter de détourner les autres judéens de la Loi en public. Le martyre est toujours un choix cruel inspiré des valeurs ultimes de chaque individu, et l’histoire juive est inondée du sang de ceux et de celles qui ont eu la conviction et le courage de le faire. Contrairement aux oppresseurs antérieurs, les nazis n’ont pas laissé le choix aux juifs, pas même à ceux qui avaient longtemps été séparés de tout lien avec la communauté juive depuis. Depuis l’accès de la citoyenneté des juifs en Europe, l’intégration au sein de la société ambiante tend à se faire sous la fa forme sournoise de l’assimilation voire même du syncrétisme pour nombre de nos coreligionnaires au détriment des engagements socio – communautaires, celles-ci demandant des convictions.
La résistance farouche des Maccabées et de leurs partisans (appelés les hassidim) à la pression des syriens hellénisants d’éviscérer et de faire abandonner leur foi ancestrale devrait nous poser la question existentielle:
1- pouvons-nous encore identifier en nous-mêmes les valeurs juives fondamentales pour lesquelles nous pourrions être prêts à affronter la mort?
2- L’intensité de nos convictions juives génère-t-elle encore le pouvoir de forcer le sacrifice de soi, d’accorder la paix intérieure ou de stimuler l’imagination de nos enfants?
En fin de compte, le judaïsme ouvre ses recoins les plus intimes de sens uniquement à ceux qui sont prêts à subordonner leur vie à son ancienne et sainte triade de l’Eternel, de la Torah et d’Israël.
Rabbi Michel Lieberemann